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Le procès dit des « cinq de Villiers-le-Bel » met en lumière une nouvelle pratique indissociablement policière et judiciaire qui mérite d’être examinée avec attention : le recours à des témoignages anonymes rémunérés. Rappel des faits. Deux jours après les émeutes, le 29 novembre 2007, le chef de l’Etat déclare, à l’occasion d’un discours sur la sécurité devant des policiers et des gendarmes réunis à la Défense : « Mettez les moyens que vous voulez (…), ça ne peut pas rester impuni, c’est une priorité absolue. »
Le 3 décembre 2007, les services de police distribuent dans les boîtes aux lettres du quartier du Bois-Joli deux mille exemplaires d’un tract ainsi rédigé : « La police judiciaire de Versailles recherche tout témoignage relatif aux coups de feu tirés contre des policiers au cours des soirées et des nuits du 25 au 26 et du 26 au 27 novembre 2007. Si vous disposez de renseignements, merci d’appeler le numéro vert de la brigade criminelle au : 0800 33 60 98. L’appel est gratuit et votre anonymat sera préservé. Tout élément susceptible d’orienter favorablement les enquêtes en cours pourra faire l’objet d’une rémunération. »
Dans la presse, Jean Espitalier, directeur régional de la PJ de Versailles, explique : « Nous avons fait ces tracts pour que les témoins des coups de feu soient assurés qu’ils pourront témoigner sous X et que les témoignages qui permettront de faire avancer les investigations seront récompensés à hauteur de plusieurs milliers d’euros. » De fait, plusieurs témoignages « sous X » sont ensuite recueillis au cours de l’enquête. Première question : cette méthode est-elle légale ? Rien n’est moins sûr. L’article 15-1 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995, introduit par la loi dite « Perben 2″ du 9 mars 2004, prévoit bien la possibilité d’une rémunération, mais pas des témoins : « Les services de police et de gendarmerie peuvent rétribuer toute personne étrangère aux administrations publiques qui leur a fourni des renseignements ayant amené directement soit la découverte de crimes ou de délits, soit l’identification des auteurs de crimes ou de délits. »
Bref, ce texte légalise – c’est d’ailleurs ainsi qu’il avait été commenté en son temps – la rémunération des indicateurs (l’arrêté correspondant du 20 janvier 2006 fait d’ailleurs bien référence à « la rétribution de l’informateur »). Or un indicateur n’est pas un témoin, un renseignement n’est pas un témoignage. En procédure, l’information émanant d’un indicateur se traduit par la rédaction d’un procès-verbal de renseignement judiciaire, qui n’a pas, et pour cause, la même portée qu’un témoignage, même si, en matière pénale, la preuve est dite « libre ».
Autrement dit, il n’y a certes pas de hiérarchie juridique des éléments de preuve dans une procédure pénale, mais il ne fait pas de doute que tous ces éléments n’ont pas la même forme ni la même force judiciaire (autre exemple : l’ADN du suspect retrouvé sur l’arme du crime pèse logiquement plus lourd qu’un témoignage indirect). Ne serait-ce que pour cette raison : le témoin prête serment de dire « toute la vérité, rien que la vérité ».
S’il ment, il peut être poursuivi pour faux témoignage. Le tract policier du 3 décembre 2007 mélange allègrement ces deux concepts, renseignement et témoignage. Cette confusion serait anecdotique si les enquêteurs n’avaient pas recueilli, en l’espèce, des témoignages anonymes au sens strict du terme, mais c’est précisément ce qu’ils ont fait ! Pour mémoire, la procédure de témoignage anonyme a été instaurée par la loi du 15 novembre 2001 « sur la sécurité quotidienne », soit près de trois ans avant le texte sur la rémunération des indicateurs.
Son champ d’application a été élargi par la loi dite « Perben 1″ du 9 septembre 2002. Elle figure à l’article 706-58 du code de procédure pénale. La personne qui en fait l’objet est explicitement désignée par la loi comme un « témoin » et non comme un « informateur ». Aucune rétribution de ce témoin n’est prévue. Juridiquement, la différence peut sembler faible, car il est à chaque fois question d’une personne dont les déclarations sont susceptibles de faire progresser l’enquête, mais il est significatif que le législateur n’ait jamais explicitement autorisé la rémunération des témoins, qu’ils soient d’ailleurs anonymes ou non. En pratique, la différence est de taille, car un « informateur » est susceptible d’entretenir des relations suivies avec les services d’enquête – d’où la possibilité de le rémunérer ! -, ce qui n’est a priori pas le cas d’un témoin, sauf à ce que les mots n’aient plus aucun sens. Par conséquent, la légalité de l’appel à témoins anonymes rémunérés dont il est question ici et des témoignages ainsi recueillis est pour le moins douteuse.
A supposer que cette pratique soit légale, est-elle judiciairement acceptable ? Il n’est pas possible pour la Cour d’assises de savoir si les témoignages anonymes recueillis ont donné lieu ou non à rémunération par la police. En effet, il résulte de l’arrêté du 20 janvier 2006 que la rétribution des indicateurs relève de la compétence exclusive du directeur général de la police ou de la gendarmerie nationale.
Autrement dit, il est parfaitement possible, et même très probable au regard du tract diffusé par la PJ de Versailles – mais sans qu’on puisse en avoir a priori la certitude ! -, que les fameux témoins anonymes du procès de Pontoise soient en réalité des informateurs payés par la police.
Quand on sait qu’un témoignage est fragile par définition (subjectivité, mémoire, intérêt à dire une chose plutôt qu’une autre…), quand on sait que le témoignage « sous X » l’est plus encore (déclarations plus floues – et donc plus difficilement vérifiables – pour éviter l’identification du témoin, effet de déresponsabilisation de l’anonymat), on peut penser que le témoignage anonyme rémunéré – objectivement intéressé, donc – est une aberration judiciaire. Il n’est pas anodin qu’une telle aberration ait surgi dans cette affaire où, parce qu’il était question de policiers d’une part et de « jeunes de cité » d’autre part, tout était permis : « Mettez les moyens que vous voulez… » Au fondement du droit, de la justice et de la démocratie, il y a pourtant cette idée forte : la fin ne justifie pas les moyens.
Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature